Interview avec des experts

Christoph est biologiste et travaille depuis 2015 comme collaborateur scientifique au FiBL dans le groupe Nutrition animale. Il se définit lui-même comme un écologiste de l’évolution. Il trouve particulièrement intéressant de voir comment les insectes gèrent la disponibilité des nutriments dans leur alimentation et comment on peut compléter l’alimentation des animaux d’élevage avec des protéines d’insectes (aquaculture, poulets). Mais il se concentre surtout sur la recherche génétique fondamentale des insectes, par exemple pour obtenir des progrès en matière de production grâce à une meilleure compréhension des structures génétiques des populations via l’amélioration génétique.

Une étude menée en 2021 sur la diversité génétique de la mouche soldat noire a montré que cette espèce est globalement très diversifiée et présente une structure de population marquée. La variation génétique de différents caractères, qui ont une importance économique et écologique dans une production, pourrait être exploitée par la sélection en fonction de l’objectif de production, afin d’obtenir des valorisations optimales en fonction du contexte. Sans la sélection par l’élevage de certaines caractéristiques, l’élevage actuel d’animaux de rente ne serait pas non plus au niveau où il se trouve aujourd’hui – il en va de même pour les insectes. C’est pourquoi Christoph voit, dans la poursuite des recherches sur la génétique des insectes, de grandes opportunités pour optimiser les processus de production d’aliments pour animaux ou de denrées alimentaires.

En revanche, il voit un certain risque dans le potentiel d’invasion. Des études ont montré qu’il existe des populations sauvages génétiquement uniques de la mouche soldat noire, tant en Europe centrale que dans les régions méditerranéennes, qui ne sont pas indigènes, mais qui sont probablement établies depuis des décennies et qui ne sont pas non plus invasives au sens d’un parasite. Il est très important de prendre au sérieux l’ordonnance sur le confinement des populations domestiquées génétiquement très différenciées de mouches soldats noires, afin d’empêcher un flux génétique incontrôlé dans l’une ou l’autre direction. Un mélange de génétique au sein du site de production pourrait avoir un effet négatif sur les caractéristiques d’élevage et affecter la condition physique de la population dans son ensemble. Cependant, une perte d’image pour le secteur serait beaucoup plus dramatique si les populations sauvages assez clandestines étaient de plus en plus dotées de caractéristiques qui ne sont actuellement typiques que des productions de masse et avaient tendance à se faire remarquer négativement par le public à l’avenir en raison de la confiscation des tas de compost et des argiles de déchets.

Il estime que la réglementation actuelle constitue un défi pour la production d’insectes destinés à l’alimentation animale. La déclaration des insectes en tant qu’animaux d’élevage et la restriction des substrats d’alimentation qui en découle (uniquement des aliments autorisés) suppriment essentiellement et directement le potentiel de durabilité et l’idée de cycle des insectes en tant qu’aliments pour animaux. En supposant que les préoccupations compréhensibles en matière de sécurité puissent être suffisamment prises en compte, il serait nettement plus judicieux d’autoriser l’élevage de certaines espèces, par exemple sur du lisier. Même si cela est moins efficace en termes de production de protéines, la durabilité serait nettement meilleure.

Jusqu’à ce que cela change, Christoph voit surtout une opportunité pour les insectes en tant qu’aliments – transformés et mélangés dans des barres ou des boissons, ils sont une bonne alternative aux autres protéines animales. Il suffit que le consommateur les accepte.

Celine est agronome et s’est spécialisée dans les sciences végétales à la HAFL. Pendant ses études, elle a constaté qu’une grande quantité de protéines alimentaires provenait de l’étranger (> 80%). En cherchant une solution à ce problème, elle a trouvé dans les insectes une bonne source alternative de protéines. Ses recherches ont révélé qu’il suffisait de peu de matériel pour commencer un élevage d’insectes et elle a donc acheté deux boîtes de vers de farine dans une animalerie en août 2021. En mars 2022, elle a ouvert un crowdfunding pour pouvoir développer la production. Elle a trouvé des investisseurs intéressés avec lesquels elle a fondé l’entreprise Hexafed en 2023 (pendant son dernier semestre),

Elle a choisi les vers de farine pour plusieurs raisons. Par rapport à la mouche soldat noire, les vers de farine dégagent nettement moins d’odeur lors de la production (substrat alimentaire sec), ils ne peuvent pas voler, sont indigènes à la Suisse et leur élevage est, selon Céline, moins compliqué. En revanche, les vers de farine présentent l’inconvénient de se développer plus lentement et de mettre jusqu’à trois mois pour atteindre leur taille adulte.

Dans le cas de Céline, un autre argument en faveur de la production de vers de farine est qu’elle ne doit pas payer pour tous les substrats alimentaires – elle reçoit par exemple des drêches de brasserie gratuitement. Cependant, de plus en plus de brasseries transforment elles-mêmes leurs drêches de brasserie, les vendent à des agriculteurs ou les utilisent d’une autre manière, ce qui signifie que si la demande augmente, Céline aura elle aussi besoin d’autres substrats alimentaires pour ses vers de farine. Actuellement, elle attend l’accord d’un Innobooster pour pouvoir tester de manière ciblée différents autres types de substrats. Une contrainte importante pour elle est qu’il existe en Suisse de nombreux résidus qui pourraient être utilisés comme aliments pour animaux, mais qui ne peuvent pas l’être car la loi l’interdit. Une modification de la législation pourrait faciliter la production d’insectes dans ce sens et la rendre plus durable.

En ce qui concerne ses chiffres de production, il est difficile de donner des valeurs concrètes pour le moment, car elle est encore en phase de test. En principe, elle peut dire qu’avec 2,5 kg de nourriture, elle peut produire environ 1 kg d’insectes en 3 mois. En un mois, elle produit ainsi environ 40 kg d’insectes frais. À l’avenir, Celine souhaite produire de l’huile d’insectes, des insectes broyés et des insectes séchés. Pour l’instant, elle effectue encore des tests, mais vend déjà son propre engrais à base d’excréments d’insectes (en granulés ou en vrac). Elle envisage de cibler le secteur des animaux de compagnie et de l’aquaculture, mais aussi l’alimentation des porcs et des volailles – dès que cela sera autorisé. Celine est optimiste pour l’avenir et pense que la demande d’insectes augmentera si leur prix en tant qu’aliments pour animaux peut être réduit.

Pour Celine, le principal défi réside dans la législation, qui limite actuellement la production rentable et durable. La législation devrait être élargie en ce qui concerne les substrats possibles pour l’alimentation, afin de préserver les ressources rares existantes et d’augmenter la durabilité. En outre, il serait souhaitable de subventionner les installations d’élevage d’insectes, car de nombreux services y sont associés et il s’agit, au sens strict, d’un élevage d’animaux d’élevage qui mérite d’être subventionné. Elle estime qu’il est préférable de soutenir le développement de solutions d’avenir avec un modèle économique viable plutôt que des subventions à long terme, comme les paiements directs.

Stefan a étudié la biologie à l’EPFZ et s’est spécialisé dans l’entomologie et l’écologie. Après ses études, il est parti en Inde pour un projet sur la qualité de l’eau, où il a découvert sa fascination pour la gestion de l’eau et des déchets. C’est ainsi qu’il a trouvé sa voie à l’EAWAG, Sandec, où il a consacré sa thèse de doctorat de 2006 à 2010 à la recherche sur la technologie de la mouche soldat noire. Ses nombreuses années de recherche à l’Eawag se sont concentrées sur le recyclage des déchets organiques à l’aide de larves dans les pays à revenus faibles et moyens. Dans le cadre de son travail à l’Eawag, il a eu l’occasion de participer à un projet commun à l’université agricole suédoise SLU d’Uppsala. C’est là qu’il s’est rendu compte que les mouches, tout comme les autres animaux d’élevage, devaient être suivies et contrôlées afin de permettre un élevage ciblé. Cette constatation a jeté les bases de la construction d’une installation pilote de l’Eawag en Indonésie et du manuel très remarqué sur la construction et l’exploitation des installations BSF. Il s’est concentré sur le développement de la technologie, mais aussi sur l’intégration du processus dans l’environnement local et sur la viabilité économique de la technologie pour la production d’insectes, en particulier en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des pionniers de ce secteur, a une vue d’ensemble de l’état actuel de la recherche et dispose de bons contacts dans le milieu universitaire. Entre-temps, Stefan travaille exclusivement dans la spin-off Eclose de l’Eawag, qu’il a cofondée.

Outre les défis locaux liés à la gestion des déchets, il a choisi de se concentrer sur les pays chauds en dehors de l’Europe, car les restrictions légales en Europe et les conditions environnementales ne favorisent pas actuellement la production d’insectes. Selon lui, le principal obstacle réside dans le fait que les insectes sont légalement assimilés aux autres animaux d’élevage dans notre pays, ce qui signifie que leur alimentation doit répondre aux mêmes exigences et qu’ils sont donc en concurrence les uns avec les autres. Tant que ce sera le cas, il estime que le potentiel de production en Suisse sera nettement inférieur à celui d’autres pays où ils peuvent être élevés avec des déchets. En fait, l’élevage d’insectes dans ces pays peut être une alternative viable à l’élevage d’autres animaux, étant donné qu’il est possible d’utiliser les mêmes infrastructures que pour la production porcine, par exemple, et que le chiffre d’affaires est tout aussi bon. Dans notre pays, il serait également possible de transformer les porcheries ou les poulaillers existants en conséquence ou d’utiliser un mode de production similaire avec une reproduction centralisée et un élevage/engraissement décentralisé. La technique pourrait alors être réduite au minimum. Il estime que la production d’insectes en Suisse pourrait être mise en œuvre de manière réaliste, plutôt en tant qu ‘activité secondaire qu’en tant qu’activité principale, à l’instar du principe de l’apiculture à côté de l’activité principale, en y consacrant peu de temps par semaine grâce à une solution décentralisée. Le marché de l’alimentation animale est vaste, c’est pourquoi il estime qu’il y a de bonnes chances d’utiliser les insectes comme aliments pour animaux, non seulement pour les animaux domestiques, mais aussi pour les animaux d’élevage (si la situation juridique évolue), ainsi que dans l’aquaculture.

Dès que l’utilisation de « véritables » déchets sera autorisée, le coût parfois encore élevé des substrats d’alimentation deviendra relatif. Il est même possible que l’acceptation des déchets génère une nouvelle source de revenus.

Christoph a fait des études d’économie et a travaillé pendant un certain temps dans le conseil en stratégie pour l’industrie technologique et alimentaire. C’est là qu’il a rencontré pour la première fois les défis liés à l’approvisionnement en protéines et qu’il a découvert les insectes comme alternative. En 2019, il a fondé SmartBreed avec son frère, Patrik – une spin-off de l’ETH Zurich et de l’Université de Saint-Gall dont l’objectif est de promouvoir une utilisation responsable de nos ressources grâce à l’économie circulaire et à la sécurité alimentaire. En 2020, ils ont commencé leurs recherches sur la technologie optimale pour élever des insectes de manière efficace. Depuis, ils ne cessent d’évoluer. Bien que leur attention se soit d’abord portée sur les grillons et les vers de farine, les frères ont rapidement réalisé qu’il manquait également une technologie adaptée et efficace dans le domaine de la mouche soldat noire. Actuellement, une installation pilote est en cours de planification pour démontrer leur solution d’élevage vertical. En outre, ils se concentrent actuellement sur le potentiel des excréments d’insectes en tant que produit phytosanitaire naturel.

Pour Christoph, le principal défi de la production d’insectes est sa complexité, car elle réunit de nombreux domaines et connaissances – le matériel et l’infrastructure doivent être adaptés et il faut beaucoup de compréhension pour les processus biologiques et les besoins des différentes espèces. Il est également important d’être conscient qu’il s’agit d’êtres vivants et qu’il faut donc s’attendre à des complications et à des fluctuations – « tout comme dans l’élevage d’animaux de rente », selon Christoph. Le logiciel intégré dans le processus doit enregistrer, traiter et stocker en toute sécurité les paramètres de production (température, teneur en oxygène, humidité, etc.) et donner l’alerte en cas d’écart.

Les défis et les avantages varient en fonction de l’espèce. Il convient d’en tenir compte avant de choisir une espèce. La production de vers de farine est en principe considérée comme plus « facile », car leur cycle de développement est plus long que celui de la mouche soldat noire, par exemple. Le substrat alimentaire sec pardonne un peu plus de variations en termes de manipulation et de climat. D’un autre côté, les normes d’hygiène sont plus strictes lorsque les vers de farine sont produits en tant qu’aliments. En tant qu’aliment, il faut ajouter qu’ils utilisent principalement des flux secondaires qui sont également directement donnés aux animaux d’élevage (par exemple, le son de blé, les drêches de brasserie). En revanche, le passage à l’échelle pour produire de plus grandes quantités est plus difficile que pour la mouche soldat noire. La mouche soldat noire nécessite également moins d’espace et est mieux établie, ce qui signifie qu’il y a plus de données empiriques et de littératures sous-jacentes sur l’élevage. De plus, il existe de nombreux fournisseurs d’installations d’élevage et d’experts dans ce domaine. En revanche, l’humidité du substrat est un défi et l’élevage est plus difficile, car il est beaucoup plus court et nécessite plus d’efficacité. En ce qui concerne le substrat d’alimentation, la mouche soldat noire peut valoriser et améliorer un grand nombre de substrats, ce qui représente un grand potentiel en termes d’économie circulaire durable (actuellement limité par la législation). En outre, il y a plus de concurrence dans le domaine de la préparation et de la finition que pour les vers de farine.

En outre, Christoph considère que le cadre réglementaire en Suisse constitue un certain obstacle à la durabilité de la production. Les substrats possibles devraient être élargis, surtout pour la mouche soldat noire, afin d’exploiter pleinement son potentiel.

Christoph voit l’avenir de la production d’insectes principalement dans des solutions décentralisées, directement là où les flux de déchets sont produits avec une certaine stabilité dans leur composition. Dans une exploitation agricole, cela n’a de sens, selon lui, que si les flux secondaires sont suffisants ou s’ils peuvent être obtenus dans les environs immédiats. Les entreprises de transformation, telles que les producteurs de fruits et légumes, sont plus à même d’intégrer une solution décentralisée en tant que branche d’exploitation.

Moritz est un expert chevronné et un passionné dans le domaine de la mouche soldat noire. Ingénieur en environnement, il a découvert sa passion pour les insectes en travaillant dans le domaine du recyclage des résidus à l’Eawag. Il est actuellement maître-assistant dans le groupe « Traitement durable des aliments » à l’EPF de Zurich et dirige la recherche et le développement chez REPLOID Group AG. Ce double rôle lui permet de lier de manière optimale la recherche et la pratique.

REPLOID Group AG, dont le siège social se trouve en Autriche et qui possède d’autres sociétés nationales en Suisse, en Allemagne et en Italie, a mis au point une ferme d’insectes modulaire décentralisée et brevetée. Celle-ci peut traiter 9 500 tonnes de flux secondaires par an et produire ainsi environ 400 tonnes de farine de protéines de mouche soldat noire. L’approche décentralisée permet de traiter les résidus sur place, tandis que l’élevage des larves est centralisé. Cela permet de réduire les coûts logistiques et environnementaux, car la valorisation se fait à proximité de la production de résidus. REPLOID ne se considère pas seulement comme un fournisseur de technologie, mais surtout comme un moteur de l’économie circulaire. L’entreprise fournit tous les intrants nécessaires à l’exploitation (par exemple, résidus, jeunes larves) et rachète les extrants produits pour les distribuer sous forme d’aliments pour animaux et d’engrais. REPLOID intervient tout au long du processus.

En Allemagne, les installations suscitent un grand intérêt chez les grands agriculteurs disposant de suffisamment d’espace et intéressés par la diversification. En Suisse, l’accent est mis sur les coopérations avec des entreprises de l’industrie agroalimentaire. Les raisons en sont la taille plus petite des exploitations, l’ordonnance sur le confinement de la mouche soldat noire et la législation sur l’aménagement du territoire en Suisse. Les flux secondaires appropriés constituent la base de toute installation et sont examinés de manière approfondie dès la phase de planification préliminaire.

Selon M. Moritz, l’élevage d’insectes pour la production d’aliments pour animaux s’est bien développé en Europe, mais n’en est qu’à ses débuts si l’on considère le potentiel total du marché des résidus, des aliments pour animaux et des engrais. Les développements futurs pourraient être stimulés par une demande accrue de solutions de recyclage régionales et durables, des capacités de production plus élevées, de nouveaux produits (par exemple, la chair d’insectes comme engrais organique), l’approbation de substrats alimentaires supplémentaires et l’augmentation des prix des matières premières pour les farines de poisson et de soja, qui sont en concurrence avec l’alimentation humaine.